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Un poulpe en soi

Une longue histoire, pour expliquer la présence de Poulpy et la signification de ce “totem”.

Voici quelques années, j’entame une discussion avec un collègue, un jour, autour des ordinateurs de la salle des profs. Nous nous étions installés côté à côté tout à fait par hasard. J’aimais bien ce type : plein d’humour, cultivé. Quand on l’écoutait, on se sentait intelligent. Mais je percevais aussi chez lui une zone plus obscure, qui transparaissait parfois dans une remarque cynique ou désabusée.

C’était difficile pour moi, alors. Sans l’identifier, j’avais déjà eu un épisode dépressif, que j’avais catalogué “coup de mou”. J’étais remplaçante, ballottée d’un établissement à l’autre et usée par la situation.

Pourquoi, comment la conversation a-t-elle dérivé sur ce sujet là, je n’en sais rien. Sans doute parce que lui comme moi n’étions pas adeptes de ce que les britanniques appellent le “small talk”, ce papotage superficiel et léger qu’on adopte avec les collègues autour de la machine à café ou dans une soirée avec des inconnus.
Rapidement, nous voilà donc en train d’aborder des sujets plus profonds. Et notamment d’évoquer le mal-être et ses contours. Il avait lui-même été atteint par la dépression et il me dit : “ce qui fait le plus peur, c’est de rechuter”. Il m’explique qu’une maladie qui nous tombe dessus, on peut se dire qu’elle est extérieure à nous. Là, c’est comme si notre propre corps nous trahissait. On devient étranger à soi-même, comme si une partie de nous-même nous voulait du mal.

C’est bien entendu faux. La dépression a des causes physiques, ce n’est pas plus notre corps qui nous “trahit” que quand il se met à fabriquer des cellules cancéreuses.
Mais la dépression vient avec ses comparses : culpabilité et apathie. Quoi ? ne plus avoir de goût à rien alors qu’on n’a pas de problème majeur dans sa vie ? Avoir le sentiment que tout est vain, que la vie n’a aucun sens, alors qu’on a une famille, parfois des enfants, qu’on est reconnu professionnellement ? Quelle ingratitude ! Alors on essaie de “se secouer”, de résister.

Mais nous ne sommes pas au bord du gouffre : nous sommes le gouffre.

Insidieusement, tout est absorbé dans cette noirceur. On est englouti. On finit par se dire qu’il serait si simple de ne pas remonter, pour que tout se termine. Pour que disparaisse cette sensation d’étouffement permanent, cette absence totale d’élan vital.
Tout ce qui nous faisait envie nous indiffère. La capacité à se réjouir, à aimer, à s’enthousiasmer, à agir même, a totalement disparu.

Au moment où je discute de tout cela avec ce collègue, je ne connais pas encore l’effondrement intérieur ; je ne sais pas encore la brutalité avec laquelle la dépression peut frapper. Je sens seulement en moi comme une bête tapie, quelque chose de diffus et de menaçant. Parfois, comme un tentacule, une idée noire issue de cette zone d’ombre s’enroule dans mon cerveau. Fumée délétère, brouillard qui trouble mon jugement et ma capacité à résister aux petits tracas quotidiens.

Pour mettre à distance cet ennemi intérieur, cette part de moi que je ne veux pas voir régner, je lui donne une forme, un nom. Ce sera la pieuvre. Pas le gentil poulpe qu’on croise parfois en baignade sur nos côtes méditerranéennes, non. Mais bien la pieuvre hugolienne, le monstre terrifiant qui se cache dans une anfractuosité pour mieux vous saisir par en-dessous. A l’affût dans les replis de mon cerveau, elle est là, elle me traque.

Elle prend le dessus un jour de novembre et ne me lâchera pas pendant presque deux ans. Il me faut tout ce temps pour lui faire desserrer son étau.

Au fil du temps et de la guérison, je l’amadoue. J’affronte cette part d’ombre qui s’est révélée de manière si violente. Je ne suis pas de celle qui refuse le combat alors j’y vais, je lutte. J’entre dans cet espace de néant niché au coeur de mon mental, puis je l’explore. J’apprivoise de nouveau mon corps qui, en générant cette bête de cauchemar, m’a fait comprendre que je m’étais détournée de mon chemin de vie.

À petits pas convalescents, j’accepte de me laisser guider par ma pieuvre. Saviez-vous que ces animaux ont 9 cerveaux indépendants ? Chaque tentacule de ces céphalopodes a en effet son cerveau propre. Chacun d’eux posséderait 10 000 neurones dédiés à la détection de son environnement. Avec cette capacité à utiliser ses tentacules de manière indépendante, de mener plusieurs actions à la fois, ne me ressemble-t-elle pas un peu ? Moi qui ai toujours plusieurs projets sur le feu, qui suis incapable de passer une journée à ne rien faire…
Je l’apprivoise. J’apprends que le mot “pieuvre” a été introduit par Victor Hugo, et est issu du patois parlé à Guernesey. Le nom a supplanté celui de “poulpe”. Comme il est rond et sympathique, pourtant, ce mot “poulpe” !

Progressivement, le monstre rétrécit, perd sa couleur noire, mais s’installe, apaisé, comme pour me rappeler qu’il faut embrasser sa part d’ombre. Qu’en accepter la présence est peut-être le seul moyen de ne pas se laisser submerger par elle. De prédateur, mon poulpe intérieur est devenu mon allié.

Quand vient le moment de trouver un nom à ma future auto-entreprise, dans laquelle je veux utiliser les mots au service des autres, sur le web, le nom se présente : mon blog d’écrivain s’appelle “fil à plume”, mon entreprise sera donc “poulpaplume”.

Je relie les deux d’un trait d’encre et je reprends la route, Poulpy à mes côtés !

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