À quarante ans passés (assez largement), j’ai de moins en moins envie de forcer mon corps à faire ce qu’il ne veut pas.
Oh, j’ai essayé différents sports, mais je n’ai jamais réussi à convaincre mon corps d’être volontaire pour ça … à part la course à pied, où il manifestait, sinon de l’enthousiasme, au moins du plaisir, pour tout le reste, je devais batailler avec lui pour le mettre en route. Ce n’est pas qu’il ne sait pas faire, hein ! C’est juste qu’entre une demi-heure de renforcement musculaire et une demi-heure de sieste, entre une heure de Zumba et une heure de lecture, entre des pompes et du jardinage, il a choisi depuis longtemps.
Comme c’est assez fatigant de lutter contre soi-même, j’ai décidé assez récemment de lui foutre la paix. Et je ne m’en porte pas plus mal. Churchill, à qui on demandait le secret de sa santé de fer, répondait : “No sport.”
Histoire quand même de ne pas me contenter, comme seule activité physique, de monter mes escaliers, j’ai négocié avec lui un cours d’aquagym, une fois par semaine. Me voilà donc le mardi soir, en tenue de bain, bonnet enfoncé sur la tête, me coulant gracieusement (humpf) dans l’eau bizarrement froide.
Je ne sais pas trop à quoi m’attendre. En regardant autour de moi, je découvre beaucoup de femmes, quatre hommes. En entrant, j’ai fait clairement baisser la moyenne d’âge du groupe, mais je me méfie des apparences : j’ai déjà vu des mamies de 75 ans me mettre la misère à un cours de fitness, alors pas de préjugés.
Le moniteur lance “Eye of the tiger” et nous voilà tous à nous trémousser, en balançant les poings devant nous “comme si on boxait” d’après la consigne.
Devant moi, trois petites dames charmantes, façon triplette de Belleville. Elles pouffent. Je tends l’oreille :
– Ah celui-ci, c’est vrai, c’est le boxeur !
– C’est bien, ça fait travailler les bras, ça bloblotera moins…
– Je préfère quand même l’autre, il est plus amusant.
– Et plus musclé !
– Ah ça oui, on profite plus du spectacle avec l’autre !
Laissant là mes octogénaires dévergondées, j’observe à quelques mètres deux des quatre messieurs du groupe. L’un d’eux a gardé ses lunettes dans l’eau et passe donc la séance sans rien voir, les verres trempés de la première minute à la dernière. Son comparse arbore un superbe bonnet de bain avec des têtes de mort et s’applique pour chaque mouvement. Sans aucun succès, il est totalement désynchronisé.
Question bonnets de bain, d’ailleurs, on constate une certaine variété. Nous avons là une dame surmontée de bleu, dont les boucles grises s’échappent : elles volent autour du bonnet qui finira, à l’issue de la séance, par ne plus contenir que quelques mèches, toutes les autres s’étant fait la malle. Une autre porte un truc incroyable, avec de grosses fleurs violettes en relief. On la croirait sortie d’une carte postale des années 20.
Plus traditionnels, deux caoutchoucs noirs bien plaqués sur la calvitie naissante surnagent à ma droite. Sous ces calottes décathlon, les deux autres hommes du groupe. On les verrait plus à leur âge sur un cours de tennis ou avec des haltères dans une salle de sport saturée de testostérone. Mais ils ont l’air de se moquer d’être des intrus et gigotent comme tout le monde en battant des bras pour se maintenir à flot (toutes les femmes ont réquisitionné le moindre mètre carré où elles ont pied, les reléguant sans pitié dans le côté profond du bassin).
Les mouvements s’enchaînent : crochet du droit, crochet du gauche, déplacement latéral, sauts, lever de genoux…on se trompe de côté, on glisse, on est à contresens, on patauge avec beaucoup d’application et sans aucun complexe, tout le monde se dandinant avec la même conviction et la même absence de grâce !
Puis le moniteur nous place en deux équipes face à face. L’objectif : passer d’un bord à l’autre une dizaine de fois, le plus vite possible, en marchant. Nous voilà partis, focalisés, déterminés. Au bout d’un aller-retour, la concentration s’est déjà effritée : on se tape dans les mains quand on se croise au milieu, on chante à tue-tête en faisant du yaourt sur la musique entraînante, on se sourit, on fait jaillir l’eau exprès en levant exagérément les genoux, on s’amuse comme des mômes.
Pour terminer, sur les instructions du moniteur qui essaie tant bien que mal de nous recadrer, on s’accroche tous côte à côte au rebord, jambes tendues devant soi. Objectif : battre des pieds le plus vite possible tout le temps que dure la musique. Musique ! Battements de pied ! Petite pause ! et ainsi de suite pendant les cinq dernières minutes.
C’est la débandade, tous ceux qui étaient restés sérieux jusque là se lâchent complètement. Chacun tape allègrement dans l’eau, plissant des yeux pour éviter d’en prendre plein le visage. On fait tous des bulles, des bulles de joie, on retombe en enfance, tous ensemble. La piscine du quartier se transforme en fontaine de jouvence : il n’y a plus de complexes, de corps ridés, moelleux, débordants ou osseux, il n’y a plus que vingt gamins de 40 à 80 ans qui s’amusent comme des fous. Ça pétille, ça se défoule, ça rit. C’est jouissif.
Dans les douches, le calme revient, mais les sourires restent accrochés aux visages. Les corps se rhabillent, on sort, “à mardi prochain”, “bonne soirée”, “c’était bien”. Les triplettes se demandent si le moniteur musclé sera là la semaine prochaine. Le monsieur a essuyé ses lunettes. La séance est passée, mais la joie reste, simple, intacte.
“La joie est notre évasion hors du temps” écrit Simone Weil.
Pour s’évader, pas besoin d’aller bien loin : la piscine est ouverte, de 18h30 à 19h15 tous les mardis soirs…