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Betty

Aujourd’hui, ma grand-mère me manque.

C’est bizarre car cela fait plus de 20 ans qu’elle est morte, à un âge avancé. Rien de tragique là dedans. Le simple cours du temps qui passe.

Mais ce matin, j’avais un bus à prendre et je suis partie en retard. J’ai attrapé ma veste d’une main, de l’autre main le premier foulard que j’ai vu. Sprint dans les rues, chauffeur sympa qui m’a vue arriver et laissé entrer. La ville débutait sa journée : magasins fermés, rideaux tirés, passants aux yeux encore pleins de sommeil qui se pressent pour débuter leur journée de travail. J’ai rejoint d’un pas vif le cabinet de mon ostéo.
On papote, elle me torture un peu. Je me rhabille tandis qu’elle me dit : « C’était bien verrouillé ! Repos aujourd’hui, attention. »

Bus de retour, place au fond, la tête que j’appuie sur la vitre. La ville défile dans l’autre sens. Il fait frais, je resserre autour de mon cou ce foulard tombé par hasard dans ma main une heure plus tôt, et que je ne porte que rarement. Il est turquoise, et sa soie glisse sur ma peau. Il appartenait à ma grand-mère. Elle aussi le mettait peu, mais je l’avais conservé, trace légère de sa présence.

Est-ce l’amollissement qui suit la séance de soins ? Le relâchement des tensions qui déverrouille aussi les émotions ? Voilà que ma gorge se noue et que les larmes me montent aux yeux.

Ni nostalgie, ni vague à l’âme, non : un chagrin, un bon gros chagrin d’enfant, une boule qui me secoue toute entière, d’une violence infinie. Cela vient de nulle part, cela me surprend. Je lutte, pour ne pas fondre en larmes devant les voyageurs.

Allons, quoi, c’est ridicule ! Secoue toi !
D’où vient cette vague qui me submerge ?
Déferlent alors des images de cette grand-mère que j’adorais. Une petite bonne femme, au nez en boule et au menton aussi pointu que le mien, aux yeux rieurs dont le bleu s’était délavé avec l’âge. Cheveux courts et neigeux, toujours prête à s’installer pour discuter et rire. Je ne suis plus dans le bus, je suis sur son seuil, où elle m’accueille d’un “alors, ma petite fille, qu’est-ce que tu racontes ?”. Je suis dans sa cuisine où nous partageons un verre : “je ne bois pas d’eau”, disait-elle, malicieuse. Et mes cousins et moi l’abreuvions de limonade, dont une bouteille rafraîchissait toujours dans le frigo. Je la vois devant ses plaques de cuisson, me préparant ses pommes de terre “à l’auvergnate”, pleines de beurre et d’oignons. Je sens dans ma bouche le goût de son clafoutis – le secret, c’est de laisser les noyaux.

Quoi, c’est tout ? Quelques souvenirs banals ? Comme le temps fait vite disparaître les odeurs et les voix ! Le tri de la mémoire est impitoyable. Il devient difficile de se remémorer les conversations, les souvenirs se fragmentent en tout petits bouts qui se dissipent, inexorablement.
Pourtant, ce matin, je suis de retour avec elle, par la grâce d’une caresse de soie dans mon cou. Je suis avec elle dans sa cuisine, mais je suis seule dans le bus. Le manque me creuse, avec brutalité. La morsure est cruelle. Les mâchoires du deuil serrent encore bien fort, comme pour rappeler que la perte est irréparable.

C’est puissant, mais fugitif. Quelques minutes après, tout cela a reflué, s’est rencogné dans un coin de mon cœur. Demain, je penserai de nouveau à elle avec amusement, avec tendresse et sans doute un peu de nostalgie.

Mais aujourd’hui, j’aurais donné n’importe quoi pour à nouveau entendre dans la poêle les patates grésiller, sentir sous ma langue le pétillement de la limonade, et prendre sa main dans la mienne.

1 commentaire pour “Betty”

  1. Magnifique ! Nous sommes bien là dans l’humaine condition. D’un côté, il nous faut faire le deuil et reconnaître la perte définitive et de l’autre, c’est la relation avec l’autre, à l’autre qui nous construit, nous imprègne. Imprègne notre identité.

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