Pour tout savoir des épisodes précédents, retrouvez Gilliatt dans Totor, j’adore et Totor, t’es trop fort.
Troisième et dernier volet de notre feuilleton… Souvenez-vous, nous avions laissé Gilliatt, épuisé, après avoir vaincu la tempête. Après ces heures de lutte pour sa survie et celle de la Durande — la machine qu’il a arrachée à l’écueil qui la retenait — il a dormi comme une souche. Au réveil, forcément, il a faim. Il se met donc en quête de nourriture, mais le homard se fait rare sur son bout de rocher. Il retrouve alors le chemin de cette grotte étrange dans laquelle il avait pénétré quelque temps plus tôt. Là, tandis qu’il patauge pour grappiller quelques coquillages à se mettre sous la dent, quelque chose l’attrape et l’enserre. « Quelque chose qui était mince, âpre, plat, glacé, gluant et vivant venait de se tordre dans l’ombre autour de son bras nu ». Gasp. Gilliatt est un peu contrarié, d’autant qu’une deuxième lanière, puis une troisième, une quatrième et une cinquième s’enroulent autour de lui. Il est piégé, la douleur est indescriptible. Il a l’impression d’être avalé par d’innombrables bouches. Sa respiration est coupée par ces espèces de cordes qui le ligotent. Puis, au bout de ces liens, un disque — immonde, nous dit Hugo ; au milieu de ce disque, deux yeux qui fixent Gilliatt.
« Gilliatt reconnut la pieuvre. »
Mais qu’est-ce que c’est que cette expression ? « Reconnut », comme s’ils s’étaient déjà croisés. Et il ne reconnaît pas « une » pieuvre, non, il identifie « LA » pieuvre. On comprend tout de suite ce que Victor veut dire en lisant le titre du chapitre suivant : « le monstre ». Et voici que Hugo nous trace un portrait à charge de cet animal : un « monstre », une « hydre », un « chef-d’œuvre d’épouvante », « exécrable », « hypocrite », « traître », « un aspect de scorbut et de gangrène », « la maladie arrangée en monstruosité ».
Non, mais, eh oh, Totor, tu y vas fort ! Qu’est-ce que cette petite créature t’a fait pour que tu lui tailles un costard à ce point ? D’autant plus que, tu le dis, « elle était là chez elle ». Donc la bestiole est tranquillement en train de piquer un roupillon dans son trou de rocher quand un grand dadais hirsute vient farfouiller dans son lit. L’animal se défend, normal. Résultat, c’est elle l’abomination, l’ennemi à abattre ! Quelle vision arrogante de l’Homme qui prétend dominer tous les territoires, y compris maritimes… Et puis franchement, la créature n’est quand même pas bien dangereuse : après avoir tenté de nous démontrer qu’il s’agissait d’un adversaire vicieux et quasiment invincible, et décrit la lutte Gilliatt VS Poulpo comme un combat homérique, pouf, en deux lignes, c’est terminé : Gilliatt saisit son couteau, le plante, et se libère de la pauvre bête qui coule à pic, morte. Ça valait bien le coup de l’humilier en prime, tiens.
Après la lecture de ces chapitres, il est clair que Victor Hugo est une source moyennement fiable en matière de vie sous-marine et de connaissances des mœurs pieuvresques. Pour vous donner une tout autre compréhension de cette créature extraordinaire, allez plutôt découvrir le documentaire « la sagesse de la pieuvre ». Il paraît que c’est très bien. (Personnellement, je ne l’ai pas vu, mais c’est parce qu’on m’a prévenue qu’on s’attachait terriblement à la pieuvre en question, et que — spoiler alert — elle mourait à la fin. Alors non, vraiment, c’est trop triste.)
Après cet affrontement, notre tueur de poulpe, Gilliatt, rentre chez lui. Il se faufile près du jardin où Déruchette profite de l’air du soir, tout heureux à l’idée de la revoir. Mais il surprend une conversation entre elle et le jeune pasteur Ebenezer.
Ne reculant devant rien, et après avoir honteusement détruit la réputation des pieuvres, Victor Hugo n’hésite pas à écrire une des scènes d’amour les plus niaises qu’il m’ait été donné de lire… à base de comparaisons angéliques, de soupirs pleins de pudeurs et de joues qui rougissent. Gilliatt comprend qu’il n’a aucune chance et se rend chez l’armateur pour refuser le mariage. Mais celui-ci n’en a cure et il annonce l’union entre Gilliatt et Déruchette dès le lendemain. Déruchette s’en évanouit d’horreur. Il faut dire que Gilliatt, rappelez-vous, est amaigri, il a la barbe longue, les cheveux emmêlés, les articulations écorchées, et… des traces de succion un peu partout. Pas franchement la tête du mari idéal.
Heureusement, on peut compter sur une certaine cohérence dans les romans hugoliens. On a eu l’amour, la bagarre, les excès en tous genres, le grotesque… il ne manque que le sublime. Dans un final magnifique, Hugo conclut le récit des « Travailleurs de la mer ».
Gilliatt, au matin, vient chercher Déruchette et son amoureux, les amène à un prêtre qui les marie illico. Puis il les met dans une barque et les envoie sur un bateau au large, prêt à appareiller pour l’Angleterre. Il va ensuite s’asseoir sur une anfractuosité, face à l’océan. Ce rocher, nommé Gild-Holm’Ur, est submergé à marée haute. C’est là que notre héros gardera jusqu’au bout les yeux fixés sur le vaisseau qui s’en va. On le distingue de moins en moins tandis que le flot monte petit à petit le long du corps immobile de Gilliatt. Elle recouvre les épaules, atteint le cou, et le bateau, à peine plus qu’une tache au loin, s’éloigne inexorablement.
« À l’instant où le navire s’effaça à l’horizon, la tête disparut sous l’eau. Il n’y eut plus rien que la mer ».
Allez, Totor, rien que pour cette dernière phrase, bouleversante de sobriété, je te pardonne ta haine des poulpes, va.
Excellent ! Le ton de ce commentaire ne serait peut-être pas apprécié à la Sorbonne ou au Collège de France mais il pourrait, avec profit, être proposé à des collégiens ou lycéens !