Quand on parle de construire une relation, on emploie l’expression « tisser des liens ». Un lien, c’est ce qui peut parfois emprisonner, mais c’est aussi ce qui sécurise : sur un bateau, la ligne de vie, sur une paroi rocheuse, la corde qui vous assure.
Avec ma mère, nous ne sommes pas ce qu’on pourrait appeler des taiseuses. Entre nous, ça discute, ça argumente, ça débat, ça commente, ça analyse, ça échange en permanence. Notre lien est tissé de milliers de mots, qui parfois s’entrechoquent et se frottent un peu plus rudement ; alors on hausse le ton, on s’envoie des paroles piquantes, on change de pièce quelques instants ou on raccroche plus sèchement. Et quelques heures, parfois quelques minutes après, notre dialogue reprend, à peine écorché, déjà guéri, de nouveau fluide.
Dans le dessin animé « Rebelle », la jeune fille doit, pour libérer sa mère d’une malédiction, réparer la tapisserie qui les représente. Elle coud donc à larges points maladroits le long de la déchirure et sauve ainsi sa mère, et leur relation. Vous aurez compris que nous n’avons pas besoin de ça avec ma mère : nous passons notre temps à tricoter et détricoter notre lien, pour constater que la tapisserie n’en est que plus solide au fil des années.
Et voilà que nous nous sommes mis en tête de réveiller son vieux métier à tisser. Un grand bazar en bois, tellement artisanal qu’aucune pièce n’est tout à fait identique à une autre. Les navettes pour passer le fil ont été faites par mon grand-père et sont elles aussi irrégulières. Mais une fois chargées de leur poids de laine, elles sont douces dans la main et volent facilement d’un côté à l’autre du métier.
Avant de pouvoir tisser, il faut d’abord calculer, mesurer (deux cent soixante dix fils !), couper, passer dans les mailles de métal, nouer aux deux extrémités, régler la tension… Tout un travail de préparation, long et méditatif, qui a provoqué un phénomène curieux : entre ma mère et moi, tandis que nous dévidions nos longueurs de fil blanc, le silence s’est fait.
Dans la petite pièce où nous avons dressé le métier, la lumière automnale vient jouer sur ses montants de bois. Le chien soupire, se roule en boule et s’endort à nos pieds. Nos doigts se rejoignent de part et d’autre, passant un à un les brins de laine. Nous échangeons quelques mots presque murmurés pour ajuster notre rythme, trouver notre cadence. Parfois l’une de nous se redresse, étire son dos. Le métier, longtemps inactif, est lui aussi un peu raide : il se réveille en douceur, il se remplit et bientôt un clavier immaculé de fils tendus préfigure l’ouvrage à venir.
Nous avons commencé avant-hier à monter les rangs de couleur sur la chaîne. Je suis assise devant le métier, je fais et ma mère regarde, me guide. Et dans le silence qui perdure, à peine rompu par les instructions qu’elle égrène, il me semble que nous n’avons jamais été aussi proches, loin des mots accoutumés, dans le simple partage d’un instant ralenti.
Mais, pudeur oblige, ne lui dites pas que je vous l’ai dit…
Retour de ping : Soudain, l’hiver. – fil à plume